Joe demeure seul désormais, au milieu du corridor. Il ne comprend pas tout ce qui vient de se passer – comment le pourrait-il ? Joe ne comprend que très peu de ce qui lui arrive et généralement ce sont là les mêmes choses qui lui arrivent tous les jours ! – mais toutes ses expériences précédentes avec les autorités officielles du Navire ayant jusque là été négative il n’a aucune raison de penser que celle-ci sera différente.
Il regarde la lettre dans sa main tendue (il n’a pas bougé, il n’a pas osé bouger). Il connaît en effet quelqu’un qui pourrait la lui lire et expliquer ce qui se passe. Il décide enfin qu’il ira la voir à la fin de sa période de travail. Il est en retard déjà.
Les huit heures qui suivent sont étranges pour Joe. Inhabituelles. Il y a cette enveloppe, évidemment, qu’il a confié en hâte à la seule poche de son accoutrement digne de ce nom. Ce n’est qu’un morceau de papier après tout. Pourquoi cela pèse t’il si lourd ?
Il voulait la garder secrète , cette lettre, jusqu’à ce que le moment viennent de la montrer à Enlanne. Pourtant il ne peut s’empêcher à tout instant de la sortir de sa poche pour y jeter un coup d’oeil. Il reconnaît son nom sur l’enveloppe mais aucun des autres symboles. Son monde jusqu’ici a toujours été très petit : un ensemble limité de corridors et de pièces. Il n’a jamais eu besoin d’écrire ni de lire, ni de comprendre une carte. Ce document est le présage de changements importants. Il le comprend mais ne parvient pas à se projeter suffisamment dans l’avenir pour deviner leur nature. Il a un peu peur mais pas trop. Il n’a jamais été très porté sur l’introspection.
Les autres le savent aussi. Malgré ses précautions, ils ont tous entrevu la lettre à un moment ou à un autre de la journée. Ils ont aussi été les témoins de la rencontre de ce matin, ou à tout le moins en ont entendu parler. Tout comme pour Joe, tout changement du statu quo leur ferait peur appliqué à eux-mêmes. Mais chez un autre, c’est différent. Chez un autre cela devient une opportunité.
Alors, pour une journée seulement, Joe, le dernier des dernier, prend une importance inaccoutumée. On le regarde beaucoup, même si on s’en cache, et il s’en rend bien compte. ( Il est bon de se souvenir ici que nous avons affaire à des idiots et que, si détecter le regard des autres est un acte naturel, instinctif, se dissimuler de façon efficace demande un peu de sophistication. ) Joe devient de plus en plus nerveux au fur et à mesure que la journée avance.
On le touche beaucoup, aussi. Pas un qui ne passe par hasard près de lui et qui n’éprouve le besoin de lui poser la main sur l’épaule ou de lui tapoter le dos. Et c’est amusant comme le hasard fait bien les choses : tous ces gens qui éprouvent le besoin de passer par ce corridor excentrique où Joe racle et racle encore l’humidité et les moisissures avec son triangle de plastique. Il ne se souvient pas d’avoir jamais vu tant de monde ici. Il les maudit tout bas : plus de monde veut dire plus de respiration, plus de vapeur d’eau et plus d’humidité. Plus de travail pour Joe.
« – Gardez vos paluches pour vous, pense t’il. Je m’en suis bien passé depuis dix ans que je suis ici. »
Instinctivement il sait que ces gens-là ne sont pas ses amis, pas plus maintenant qu’ils l’ont jamais été, et leurs démonstration, si besoin lui en était, ne font que lui en donner une preuve nouvelle. Alors, il s’efforce de garder la lettre dans sa poche, de ne plus y penser, même, de la chasser de son esprit. Ce n’est pas vraiment facile : il y a si peu qui encombre l’esprit de Joe, d’ordinaire, que la missive de l’infirmerie y brille comme une ampoule laissée allumée dans une pièce vide et nue.
Mais enfin la période de travail touche à sa fin. Il essuie sur sa combinaison son coin de plastique et le remet dans sa poche près de la lettre déjà souillée de sueur, de crasse et par l’humidité ambiante. C’est l’heure d’aller trouver Enlanne et de lui demander conseil.